33. Le troisième chaudron : l’Alambic
Musique rythmée. Lumières crues. Bruits de combinaisons froissées.
Adrien Weiss, après avoir donné des directives pour que les 144 000 de la zone de transit se détachent de leur siège, leur intima de se ranger en file par groupes de dix, comme ils y étaient préparés, puis d’attendre.
Caroline actionna le mécanisme d’extension des 32 cylindres. Le vaisseau s’étira comme une longue-vue. Chaque fois qu’un segment d’un kilomètre arrivait en bout de course, un bruit sec signalait que le verrouillage était enclenché.
Les 144 000 passagers attendaient face à la porte donnant accès au Cylindre.
Tous appréhendaient la découverte de leur nouveau lieu de vie.
La porte s’ouvrit enfin, dévoilant en perspective le cylindre de 32 kilomètres de long sur 500 mètres de diamètre.
Pour l’instant le fond était dans l’ombre.
Jouxtant le seuil s’étalait une large terrasse recouverte de marbre. Elle était posée comme un perchoir au centre du premier cylindre. Deux escaliers, l’un partant du sol et l’autre du plafond, convergeaient vers elle. Là encore, pour obtenir un effet rétro, Caroline avait tenu qu’elle soit décorée de quatre sculptures représentant des géants soutenant la plate-forme.
Les 144 000 passagers entrèrent, se regroupèrent en une sorte de nuées d’insectes flottant au-dessus, puis autour de la terrasse de marbre.
Tandis qu’Élisabeth restait dans l’œil gauche à surveiller le déploiement progressif de la première voile du Papillon des Étoiles, Yves, Gabriel et Caroline rejoignirent Adrien.
Ils étaient suivis par Domino tenu par une ficelle servant de laisse improvisée. Le chaton, dont le poil était par endroits mouillé d’alcool, flottait au-dessus d’eux comme un ballon.
Au signal, et alors que la musique classique résonnait maintenant dans les haut-parleurs de la terrasse, Adrien appuya sur le clavier de son ordinateur portable.
Il déclencha les néons tubulaires qui allaient servir de soleil artificiel.
Les lampes s’allumèrent segment par segment, dévoilant l’intérieur du cylindre jusqu’à perte de vue. Mais ce qui leur apparut n’avait en dehors de sa démesure encore rien d’impressionnant. Le décor du premier des 32 cylindres était recouvert de bâches en plastique blanc, elles-mêmes plaquées par des cordages censés retenir la terre et les végétaux lors du décollage. Les autres segments étaient nus, simples cylindres de métal.
Adrien déclencha le phénomène de gravité artificielle. Tous les murs se mirent à vibrer comme si une tempête soufflait sur les parois.
Il fit voler ses doigts sur le clavier, et les parois bougèrent, le mouvement circulaire devint clairement identifiable.
Les passagers perçurent la gravité qui commençait à naître dans le thorax du Papillon des Étoiles.
Plus cela tournait plus ils étaient attirés par les parois circulaires.
Sur le cadran de son ordinateur Adrien surveillait l’apparition progressive de la gravité artificielle.
Il fallait atteindre 1 G, soit une gravité similaire à celle de la Terre, sinon les humains, les animaux et les végétaux flotteraient au milieu du Cylindre comme des poissons dans un aquarium.
L’indicateur de gravité commençait à grimper : 0,08 G puis 0,13 G. Quand il arriva à 0,38 G il accéléra d’un coup à 0,54 G.
À 0,81 G, les 144 000 passagers se posèrent sur les parois comme des feuilles légères tombant sur le sol. Cependant le biologiste-psychologue en fixant l’écran de son ordinateur comprit qu’il allait y avoir un problème. Du fait de l’inertie, le Cylindre continuait d’accélérer sa rotation. 1,23 G. Les quelques personnes qui étaient débout commencèrent à tomber à quatre pattes. 1,52 G. Tout le monde se retrouva à plat ventre. 1,73 G. Tous étaient collés aux parois de plastique ou écrasés sur les baies transparentes.
Adrien se releva avec difficulté et appuya sur les touches afin de ralentir le mouvement, mais l’ensemble du cylindre était trop lourd pour réagir vite. La gravité cessa de monter pour se stabiliser à 2,12 G, ce qui empêchait tout le monde de se relever.
Adrien se livra encore à quelques réglages et la gravité commença enfin à redescendre. Comprenant qu’il fallait anticiper bien avant d’être à la bonne gravité il ralentit le moteur. Et parvint finalement à stabiliser à 0,91 G, ce qui pour Adrien était une marge acceptable, il ne voulait pas prendre le risque de relancer le moteur et de dépasser 1 G, de peur de casser le mécanisme.
— À 0,91 G on sera un tout petit peu plus légers que sur la Terre, voilà tout, conclut-il.
— Et les plantes pousseront plus haut, non ? demanda Caroline, intéressée.
— Oui, et les animaux se déplaceront plus vite. Mais la différence est infime. Ce qui est important c’est que la « machine à laver » fonctionne.
— Non, déclara Yves. Il faut arriver exactement à 1,00 G.
— Pourquoi ?
— À cause du lac. Si on veut le remplir d’eau il ne faut pas que ça déborde.
Alors, par à-coups, passant de 0,91 à 1,13 puis de 0,98 à 1,02, Adrien parvint enfin à reproduire une parfaite gravité à 1,01 G.
— À 0,01 G en excédent, l’eau restera dans le lac. Ça va. Juste… plus tard, avec la pression, les gens naîtront peut-être plus petits.
Le phénomène de recréation de la gravité était si réussi qu’ils n’avaient même pas la sensation de tourner. Ils ne prenaient conscience d’une rotation du vaisseau qu’en regardant la lueur des étoiles qui glissaient sur les grandes baies vitrées circulaires. Des passagers s’amusèrent à marcher sur les bâches de plastique, ils pouvaient passer en continuité de ce qui était le bas à ce qui devenait le haut.
Jamais la notion de relativité dans l’espace n’avait pris autant de sens. Où qu’ils soient, les passagers avaient l’impression que lorsqu’ils évoluaient « en bas », ceux qui étaient au-dessus de leur tête se trouvaient « en haut ».
Pour tous c’était grisant de voir des petits humains marcher à l’envers, comme des fourmis à l’intérieur d’un baril de lessive.
— Bon, ça aussi, c’est fait, dit le milliardaire avec ravissement.
Seul le chat avait l’air déçu de ne plus pouvoir faire de pirouettes dans les airs. Il se tortillait au sol en miaulant.
Maintenant qu’ils évoluaient en gravité presque normale, Adrien Weiss rejoignit un pupitre à l’avant de la terrasse et parla dans le micro.
— Phase 1 : éclairage terminé. Phase 2 : gravité recréée. Nous pouvons passer à la phase 3 : dévoilement du décor.
Comme ils s’étaient préparés à le faire à Chenille-Ville, les 144 000 passagers se placèrent en ligne à l’avant du Cylindre et commencèrent à dégrafer les cordages qui retenaient les bâches.
Sous les yeux émerveillés d’Yves et de ses amis apparut ainsi le décor artificiel du premier segment : une colline, une forêt, un lit de rivière, une étendue plate, et bien sûr la cuvette qui devait recevoir l’eau du lac artificiel. Caroline avait particulièrement tenu à soigner la décoration intérieure. Elle s’était fait aider de jardiniers, d’un géographe et d’un décorateur de cinéma.
Adrien n’avait construit aucune habitation, il estimait que cela serait une bonne occupation pour les 144 000 passagers de bâtir eux-mêmes, dans l’espace, la ville où ils allaient vivre. Il y avait donc au bout du Cylindre, dans la partie la plus éloignée de la terrasse, une sorte de no man’s land où s’accumulaient les matériaux de construction : poutrelles de bois ou d’aluminium, parpaings de ciment ou béton, parois de verre, briques et même éléments décoratifs : tableaux, tapisseries et moquettes, sculptures, meubles.
Quand toutes les bâches du premier segment furent enlevées (ce qui prit beaucoup moins de temps que prévu, car ils avaient hâte de découvrir leur nouveau terrain de vie), Yves Kramer, pressé par Mac Namarra, annonça qu’il allait prononcer le discours inaugural.
Tous se réunirent au bas de la terrasse. Des micros et une sonorisation furent réglés. Enfin le silence se fit, dans l’attente des premiers mots historiques de l’inventeur du projet « Dernier Espoir ».
Yves Kramer déglutit et se lança :
— En tant que scientifique je ne suis pas très doué pour les speechs, mais vu l’instant, je vais m’efforcer de faire de mon mieux. Tout d’abord, merci d’être là ici et maintenant.
La phrase, qui n’était pas sans rappeler celles que prononcent les vedettes de rock à leurs concerts, avait quelque chose de tellement dérisoire par rapport à la situation et aux épreuves qui les avaient amenés jusque-là que quelques-uns commencèrent à avoir des petits rires nerveux. Ce fut contagieux. 144 000 personnes se retrouvèrent bientôt à rire en chœur. Toutes les tensions accumulées se relâchaient.
Yves Kramer, décontenancé, crut un instant qu’ils se moquaient de lui, puis, dans le doute, il décida de rire à son tour.
— Nous avons décollé ! Tous les autres pensaient que c’était impossible et pourtant nous l’avons fait. Bon sang, nous l’avons fait !
Il leva le poing.
À ce moment une gigantesque ovation jaillit des 144 000 poitrines.
— Oui, ensemble malgré la peur, envers et contre l’avis de tous, nous l’avons fait ! Et je tiens tout particulièrement à remercier le seul humain qui nous a soutenus depuis le début : Gabriel Mac Namarra.
Applaudissements nourris.
Kramer passa le micro à son ami.
— Bon, annonça l’industriel, je peux vous l’avouer j’ai fait ça surtout pour… m’amuser.
Rire de la foule.
— Alors tout ce que je peux vous dire c’est que nous ne sommes pas là pour nous embêter, je propose que nous fassions dès ce soir une petite fête pour marquer le coup. J’ai personnellement veillé à introduire clandestinement des bouteilles d’alcool, malgré l’avis d’Adrien. Donc ce soir c’est la fête dans le Cylindre. Tant pis pour toi, Adrien, il y aura des vieux, moi, des malades, et bientôt des alcooliques dans ce vaisseau.
Nouvelles acclamations.
— Je tiens à vous le rappeler, au cas où ce ne serait pas clair pour certains, il n’y a plus de marche arrière possible. Nous mourrons tous ici. Et cela pour permettre à nos descendants de repartir de zéro ailleurs, si tout va bien sur une planète propre et non souillée par l’inconscience des hommes.
Cette fois les applaudissements furent plus timides.
— Nous sommes déjà en train, ici, dans ce Papillon des Étoiles, de commencer à bâtir une nouvelle société. Je crois au pouvoir des mots. Il faut être positif. Depuis le début nous avons appelé ce projet « D.E. » pour « Dernier Espoir ». Ce nom convenait parfaitement à la situation que nous connaissions sur Terre. Mais nous ne sommes plus dans le Dernier Espoir. Nous sommes désormais dans une aventure nouvelle. Un Nouvel Espoir. Si tout devait échouer maintenant, cela ne changerait rien. Nous avons osé, seuls contre l’avis de tous, nous l’avons fait !
Acclamations.
— Nous sommes allés jusqu’au bout d’une entreprise visant à trouver des solutions nouvelles à des problèmes anciens. Considérons que c’est un lieu de bonheur, de construction, de rénovation. Je propose donc qu’on appelle la future ville que nous allons construire « PARADIS-VILLE ». Car comme l’ont toujours dit les anciens « le paradis n’est pas sur terre ». C’est logique. Mais ce qu’ils ne savaient pas c’est que le paradis va bientôt être ici. Et c’est nous qui allons nous le bâtir avec nos mains et nos outils. Je vous propose que nous aménagions cette ville sur la plaine qui longe notre futur lac.
Cette fois les applaudissements étaient à leur comble.
Quand enfin ils commencèrent à décroître, Yves prit l’ordinateur d’Adrien et pianota. Aussitôt une vanne s’ouvrit en haut de la plus haute colline, libérant un torrent d’eau. Celui-ci se déversa dans un lit creux, sinueux, aussitôt transformé en rivière, puis finit sa course dans le bassin qui devait servir de lac artificiel.
Au grand étonnement de tous, l’eau n’était pas bleue mais scintillait de reflets mauves. Le lac mauve au milieu de la plaine de gazon vert clair et des roches beiges offrait une harmonie de couleurs originale.
Là encore, Yves savait que c’était Caroline qui avait soigné le tableau avec son décorateur de cinéma.
Déjà certains passagers fonçaient vers le lac. Arrivés sur les berges, ils enlevaient leurs vêtements et se jetaient nus dans l’eau. Ils nageaient dans cette piscine artificielle suspendue au-dessus de l’atmosphère. Tout le monde s’aspergeait.
Ce fut à ce moment que les lumières rouges de l’alarme générale se mirent à clignoter alors que les sirènes résonnaient dans tout le vaisseau.